- FOUS LITTÉRAIRES
- FOUS LITTÉRAIRESSi la tradition a consacré l’expression «fou littéraire», c’est parce que celle-ci ressemble fort à une alliance de mots. Comment, en effet, peut-on nommer en même temps l’usage le plus complexe et le plus personnel du langage, et une affection dont le symptôme déterminant est un dérèglement de la fonction langagière qui peut aller soit vers le délire et la «salade de mots», soit vers l’accumulation de formules pauvres et stéréotypées? Mais cette question n’est pas innocente, elle est porteuse du double mythe suivant lequel l’écrivain est parfaitement maître de sa parole et le fou un sot ou un débile. L’expression offre l’avantage de dénoncer les limites de ce mythe en indiquant l’existence de textes frontières, produits par des esprits considérés comme fous, et qui ont néanmoins valeur littéraire. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne suscite pas elle-même son propre mythe, image inverse du précédent, selon lequel le génie et la folie ont une frontière commune, l’écrivain étant trop habile à manier les mots pour les maîtriser totalement, et le fou toujours un peu inspiré. Nos sociétés connaissent bien ce mythe-là sous ses versions romantique et/ou psychanalytique. Cependant, si l’expression perdure, c’est aussi parce qu’elle contient un fond de vérité: elle nous dit que la folie est bien d’abord désordre de langage, et que le fou et le littérateur, chacun à sa façon, cherchent à résoudre la contradiction qui affecte tout utilisateur de la langue: «c’est moi qui parle la langue», et «c’est la langue qui parle à travers moi». Le premier pôle caractérise le fonctionnement quotidien du langage; le second est celui que dans leur écriture les fous littéraires, qu’ils en aient conscience ou non, privilégient.1. DéfinitionsEntendue au sens strict, l’expression désigne les auteurs qui firent l’objet des recherches de Raymond Queneau dans les années trente, et dont il incorpora les résultats à son roman, Les Enfants du limon (1938), dans lequel le héros s’intéresse à son tour de près aux fous littéraires.Essai de typologieUn catalogue de ces fous littéraires, ainsi que quelques extraits de textes, ont été publiés depuis par Henri Blavier. Trois critères permettent de délimiter la catégorie, dont le représentant le plus célèbre est Jean-Pierre Brisset: ces auteurs ont publié leurs œuvres (en général à compte d’auteur); ils cherchent à communiquer leurs conceptions et donc à persuader le lecteur; ils n’y sont pourtant pas parvenus, autrement dit n’ont pas constitué de secte. Ainsi définie, la catégorie pose deux problèmes. D’abord celui de ses rapports avec la psychiatrie: tous les auteurs concernés n’ont pas été déclarés fous; et Blavier reconnaît que les critères choisis retiennent surtout les raisonneurs et autres querelleurs, les paranoïaques plutôt que les schizophrènes. L’autre problème est celui de la valeur littéraire des textes: Queneau, qui pourtant les recueillait, se déclarait convaincu de leur nullité, au moment même où il proclamait que sa mission était de «leur conférer la gloire qu’ils n’avaient pas eue». La table des matières de l’encyclopédie de Blavier permet de se faire une idée du type d’«auteurs» auquel s’intéressait Queneau: mythologues et étymologistes, cosmogones et philosophes de la nature, prophètes et visionnaires, persécutés, «quadrateurs du cercle», astronomes (surtout anticoperniciens), médecins, inventeurs, candidats philanthropes, romanciers et poètes, dénonciateurs de la condition asilaire. On a là un bon inventaire de l’«erreur violente» ou de l’«extrême hétérodoxie».On ajoutera à ces fous littéraires les auteurs de «textes bruts», terme parallèle à celui d’«art brut», et qui désigne des textes retrouvés par Jean Dubuffet et ses proches dans les archives des asiles psychiatriques (cf. l’anthologie de M. Thévoz ou les textes extraits par L. Danon-Boileau des récits de cas des psychiatres). Ils ont pour première caractéristique de n’avoir pas été écrits en vue d’une publication. Ils l’ont d’ailleurs souvent été malgré et contre l’institution, sur du papier d’emballage ou au dos d’enveloppes, dans des conditions qui ne facilitent pas la cohérence. L’incohérence sémantique ou syntaxique est un de leurs traits les plus marquants. Mais elle peut être interprétée comme l’effet d’une expression véritable – le surgissement du texte enfin libre, débarrassé du carcan des conventions grammaticales ou sociales. Certains de ces textes font preuve d’une invention linguistique remarquable (cf. les textes de Lecoq ou d’Aimable Jayet dans l’anthologie de Thévoz), et les écrivains bruts sont souvent également des peintres, le cas le plus connu étant celui d’Aloïse. Curieusement, ces textes se prêtent mieux à l’appréciation et à la valorisation littéraire que ceux des «fous littéraires» au sens strict, sans doute parce qu’ils ne sont pas contraints aux compromis avec l’ordre social et discursif qu’impose le besoin d’être publié et de persuader.Les écrits des logophiles constituent une troisième catégorie, qui recoupe partiellement les deux premières. Le terme, qui évoque délibérément une perversion, a été forgé par Michel Pierssens, pour désigner des écrivains qui prennent des risques avec le langage, et que leurs manœuvres sur et contre la langue amènent au bord de l’incohérence et de la folie. Son corpus comprend Mallarmé, Roussel, Wolfson et Brisset. Un de leurs traits communs est de faire partie du canon de la littérature, les uns depuis toujours, les autres depuis peu (mais Brisset figurait déjà dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, avant d’être redécouvert par Michel Foucault comme Louis Wolfson le fut par Gilles Deleuze; Brisset et Wolfson d’ailleurs ne se considèrent pas comme écrivains: c’est la tradition qui les traite comme tels). Leur autre trait commun est une préoccupation métalinguistique. Avec eux le «fou littéraire» se fait linguiste. Brisset est étymologiste, Wolfson étudiant en langues vivantes, Roussel nous livre à titre posthume les procédés selon lesquels il a écrit certains de ses livres, Mallarmé s’intéresse entre autres au vocabulaire anglais.La folie et ses simulacresAu sens large, l’expression «fou littéraire» recouvre ces trois types d’auteurs (on pourra lui préférer le terme de «fol-littérature», proposé par M. Plaza). On distinguera ces textes d’un côté des œuvres jouant du nonsense (les fatrasies médiévales, Lewis Carroll), et de l’autre des fictions qui mettent en scène la folie (Mrs. Dalloway de Virginia Woolf, Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras). Car mimer le délire en produisant des textes qui n’ont apparemment ni queue ni tête mais sont en réalité très maîtrisés (comme il apparaît dans le respect méticuleux de la syntaxe qui caractérise les textes nonsensiques), ou bien mettre en scène la folie avec ce que cela implique de distance, c’est justement se préserver du délire. Même si la représentation de la folie dans Mrs. Dalloway fait montre d’une compréhension du sujet qui implique une forme de participation de la part de l’auteur, elle manifeste en fin de compte un recul, une volonté de ne pas se laisser absorber par la langue. Les fous littéraires, qu’ils aient choisi ou non de le faire, prennent ces risques. À cet égard, l’évolution de l’œuvre d’Antonin Artaud se révèle exemplaire. Depuis les textes surréalistes (L’Ombilic des limbes , 1925) jusqu’à ceux de l’internement (Cahiers de Rodez , 1945) et aux derniers recueils (Artaud le Mômo , Van Gogh, le suicidé de la société , 1947), elle manifeste de façon éclatante la destruction progressive du langage communicatif et l’émergence – à travers la glossolalie – du langage du corps. Le risque encouru est le désordre langagier (le délire), la perte du contact avec l’interlocuteur ou le lecteur (la folie) et la dissolution du sujet dans l’expression anarchique des pulsions (la possession). «Le vrai langage est incompréhensible.» La grandeur d’Artaud est d’être allé plus loin que tout autre dans cette voie.2. MythesGénie et folieL’expression «fou littéraire» a son origine dans le mythe de la parenté entre le génie et la folie. C’est le psychiatre et criminologiste italien Lombroso qui en a donné la formulation la plus claire, dans L’Homme de génie (traduit en 1899): la folie génère et nourrit le génie. Derrière cette tentative, sinon de psychiatriser la création littéraire, du moins de faire sortir la psychiatrie du ghetto de l’anormalité et d’étendre son champ d’application (on comprend pourquoi Queneau qualifiait l’œuvre de Lombroso de «pseudo-scientifique ânerie»), on voit resurgir un mythe très ancien qui, dans sa version positive, fait du poète un prophète vaticinant, et assimile l’imagination ou l’inspiration poétique à une forme de délire: poèmes dictés pendant des rêves (comme le Kubla Khan de Coleridge) ou sous l’inspiration de drogues, mystiques dont les révélations prennent forme poétique, poètes qui sombrent dans la folie (comme Nerval ou Hölderlin). Que ce mythe ait la vie dure, le malentendu qui présida aux rapports entre Artaud et les surréalistes le prouve, ainsi que l’ambiguïté des textes surréalistes sur la folie, par exemple le chapitre de L’Immaculée Conception , où Breton et Eluard simulent plusieurs types d’écriture délirante pour montrer que le poète peut «se soumettre à volonté les principales idées délirantes sans qu’il y aille pour lui d’un trouble durable, sans que cela soit susceptible de compromettre en rien sa faculté d’équilibre» (texte cité par M. Plaza).La psychanalyse à l’épreuve de la créationLa principale version moderne de ce mythe est psychanalytique. C’est une version complexe et subtile, mais mythique néanmoins. On sait l’intérêt que portait Freud à la littérature. On sait aussi les rapports que sa pratique entretenait consciemment avec l’écriture littéraire: les récits de cas se lisent comme des romans, les grands complexes trouvent leur formulation première et exemplaire dans des textes littéraires (Sophocle est le plus grand des prédécesseurs de Freud), les névrosés construisent leur roman familial. C’est donc tout naturellement que, dans les nouvelles de J. Popper Lynkeus, Freud trouve après coup des intuitions semblables aux siennes, ou que des romans, comme La Gradiva de Jensen, font l’objet d’études psychanalytiques. Mais le psychanalyste est un personnage ambigu: l’étude de La Gradiva tourne assez vite à l’analyse de la névrose de Jensen. À l’inverse, Freud sait saluer dans les Mémoires du président Schreber le roman d’un psychotique et y reconnaître, in nuce , sa théorie de la paranoïa. L’attitude complexe mais ambiguë du maître devient plus rigide et réductrice chez certains disciples (au reste souvent grands découvreurs de textes de fous littéraires comme «Aimée», la paranoïaque romancière dont Lacan décrit le cas dans sa thèse), à travers l’utilisation du concept de sublimation, ou l’exploration de la relation métaphorique existant entre névrose et création. Ainsi, pour A. Ehrenzweig (L’Ordre caché de l’art ), le processus de création passerait par une phase schizoïde (relâchement du contrôle conscient qui permet l’irruption d’éléments fantasmatiques), une phase maniaque (intégration de ces éléments dans un espace affranchi des contraintes conscientes) et une phase dépressive (où l’écrivain réintrojecte les contraintes sociales).Texte «brut» et texte littéraireSi les limites de ces théories sont évidentes, elles ont pour avantage de montrer qu’entre le texte «littéraire» et le texte «fou», il n’y a pas de solution de continuité. Le texte du fou littéraire est bien un texte littéraire. Il n’est pas une seule de ses caractéristiques qui ne se retrouve dans l’écriture contemporaine. Ainsi, ce qui frappe immédiatement le lecteur d’un texte brut est qu’il est clos sur lui-même, ne fait guère d’effort pour aider le lecteur à le comprendre – même s’il essaie de le persuader. Autrement dit ces textes sont caractérisés par l’incertitude du sens et le besoin qu’a le lecteur de calculer celui-ci: ils exigent de lui une participation plus active mais aussi moins assurée d’un résultat queles textes mimétiques. Mais qui lit Faulkner se trouve dans une situation semblable: dans Le Bruit et la fureur , la difficulté du chapitre narré du point de vue de Benjy, le débile mental, n’est pas beaucoup plus grande que celle du chapitre consacré à son frère aîné, le jour de son suicide. Et tout lecteur de poésie sait qu’il doit «calculer» le sens des métaphores vives, et ce que ce calcul a d’incertain. Une autre caractéristique du texte brut est que l’absence de sens suscite chez le lecteur un besoin d’interprétation et le met par là dans la position du psychiatre, l’interprétant se faisant bientôt analyste. Mais un lecteur de roman moderne se voit souvent interpellé à cette même place: le lecteur de L’Attrape-Cœurs de Salinger se rend compte, la dernière page tournée, que l’histoire que le héros-narrateur lui a contée a été écrite pour éclairer la lanterne du psychiatre qui le traite, et que ce psychiatre-lecteur, c’est le lecteur-psychiatre. Bref, si le texte du fou littéraire est marqué par l’opacité de son langage, qui montre que les conceptions communes sur la transparence du langage entendu comme instrument de communication et d’expression et sur l’univocité du sens sont des illusions, il partage visiblement cette caractéristique avec les textes littéraires contemporains. La question de la spécificité du texte brut se pose donc.3. Folie et langageLa langue souveraineTout locuteur affronte, lorsqu’il prend la parole, la contradiction suivante: c’est lui qui parle, et pourtant ce n’est pas lui, mais la langue. Je parle en effet ma langue: elle me sert d’instrument, traduit mes pensées et les communique à autrui, est soumise à ma maîtrise. Je dis ce que je veux dire et je veux dire ce que je dis. Mais en même temps je sais bien que, même si je m’exprime dans ma langue maternelle, je subis les contraintes du système: je dois me battre avec mes moyens d’expression, et ne suis jamais pleinement satisfait de ce qu’ils me permettent de dire, même si je ne vais pas jusqu’à adopter l’hypothèse de Whorf-Sapir selon laquelle la pensée d’un locuteur lui est dictée par la structure de la langue qu’il utilise (si bien que la vision du monde d’un Indien Hopi ne peut jamais ressembler à celle d’un anglophone). Tout énoncé sera donc un compromis entre les deux termes de cette contradiction. La spécificité du fou littéraire – c’est là qu’il se distingue du locuteur «sensé» et de l’écrivain – est qu’il ne passe pas de compromis. Son expression est donc marquée par cet excès: un des deux pôles y domine, la langue parle dans son texte. En effet, le locuteur qu’est le fou littéraire n’est pas maître de ce qu’il dit: ce qui signifie non qu’il est incohérent – quoi de plus cohérent qu’un texte de paranoïaque? – mais que ce n’est pas lui qui parle, mais la langue. L’écrivain au contraire, même s’il prend des risques avec le langage, conserve en principe cette maîtrise: c’est lorsqu’il cède à cet excès qu’il devient, comme Roussel, un fou littéraire.Une rhétorique de l’excèsOn pourra décrire cet excès de multiples façons. Entendu mécaniquement, par exemple, il consiste à ajouter une contrainte aux règles de la langue (par exemple, que tous les mots doivent commencer par la même lettre), ou bien à en retrancher une, par exemple en acceptant qu’un mot soit découpé en ses constituants plus d’une fois (c’est ce que pratique Brisset). Le résultat est qu’on laisse parler la langue, le texte étant produit non plus selon les exigences d’un vouloir-dire mais selon les possibilités autorisées par un système de contraintes (tout versificateur débutant a ainsi vécu l’angoisse de la rime). Que son choix soit celui d’un excès de cohérence (par addition de contraintes) ou d’incohérence (par soustraction), le fou littéraire efface la position du sujet locuteur au profit d’un procédé . Mécanique au départ, et générateur d’excès textuel (ainsi la réanalyse des mots découpés en morphèmes par Brisset ne s’arrête jamais), le procédé est lui-même soumis à la loi de l’excès: il évolue, devient de plus en plus englobant, et finit par être la clé de tous les énoncés. Nous reviendrons sur le procédé narratif de Roussel et le procédé de traduction de Wolfson. Celui de Brisset est étymologique: l’origine batracienne de l’humanité, qui est la plus célèbre de ses thèses, est «prouvée» par un incessant découpage étymologique, qui évoque un almanach Vermot tournant à vide. Où l’«ancêtre» était-il logé ? L’eau j’ai – au bord de lacs; l’haut j’ai – dans des maisons montées sur pilotis; loge ai – dans des cabanes; l’auge ai – où il se nourrissait. Et ainsi de suite: qui doutera alors que l’«ancêtre» ait été une grenouille?Les anagrammes de F. de Saussure, que J. Starobinski analyse dans Les Mots sous les mots , constituent un autre exemple d’un tel procédé: on sait que ce qui commença comme un principe d’explication de la composition des vers saturniens devint bientôt la clé qui ouvrait l’interprétation de tous les textes, et que Saussure, qui découvrait des anagrammes jusque dans les Commentaires de César et les lettres de Cicéron, se vit contraint de soutenir l’idée que l’anagramme était le procédé fondamental de composition des textes latins, mais que personne n’en avait jamais parlé ou ne semblait s’en être aperçu avant lui. La différence entre Saussure et le fou littéraire est que malgré sa conviction le linguiste persista à traiter cette découverte comme une hypothèse et que, faute de pouvoir la fonder par des preuves, il finit par l’abandonner, et renonça à publier le résultat de ses recherches. Mais le cas limite de Saussure montre que le procédé du fou littéraire n’est pas si éloigné de techniques respectées d’interprétation ou d’opérations que la langue elle-même pratique: les anagrammes sont bien là où Saussure les trouve, même si personne ne les y a placées. Le fou littéraire ne fait que systématiser ce que le philosophe fait aussi. Ainsi l’étymologie pratiquée par Brisset rappelle étrangement l’étymologie philosophique, qui était monnaie courante avant l’apparition de l’étymologie scientifique au XIXe siècle. Depuis les stoïciens jusqu’à Isidore de Séville et à ses successeurs, les relations entre les mots se faisaient non selon la filiation attestée mais selon la ressemblance: on a pu ainsi tirer une interprétation du mythe de la Chute de la similitude existant entre m lum (la pomme) et malum (le mal). Des étymologistes, la technique est passée aux poètes (les traductions de Sophocle par Hölderlin – qui, il est vrai, appartiennent à la période de son aliénation mentale, mais sont aujourd’hui considérées comme des chefs-d’œuvre de traduction poétique – font appel à l’étymologie, aux dépens du sens communément accepté). On la rencontre enfin chez certains philosophes: chacun sait à quel point Heidegger tire ses concepts d’analyses étymologiques de termes allemands ou grecs, analyses qui parfois forcent la langue. Le profit philosophique qu’il tire de l’opération dépend de ce travail sur la langue. Si nous allons plus loin, nous constaterons que la langue elle-même produit ces étymologies fausses: on appelle cela l’étymologie populaire.Situations du locuteurSi le fou littéraire se laisse aller à quelque excès langagier, on voit qu’il ne fait que suivre l’exemple de la langue. La différence avec le locuteur «normal» est que celui-ci s’arrête plus tôt, résiste mieux aux sollicitations de son langage. Cela montre cependant la fragilité de la maîtrise du locuteur sur sa parole. Cette perte de maîtrise n’est pas le propre du fou littéraire, et l’on peut dresser l’inventaire (par ordre de maîtrise croissante) de ceux qui laissent parler la langue. Le possédé ne parle même pas sa langue: il parle «en langues», pour reprendre l’expression de l’apôtre Paul. Il ne se distingue du fou littéraire qu’en ce qu’il a fait secte: le parler en langues, qui est le contenu du miracle de la Pentecôte, est encore pratiqué dans les sectes pentecôtistes aux États-Unis. Le bavard vient ensuite, dont la meilleure illustration littéraire se trouve dans le roman de Louis-René des Forêts qui porte ce titre: son excès langagier tient au temps, car lui non plus ne sait pas s’arrêter, et sa parole est compulsive. Puis le sot – Bouvard et Pécuchet en sont la parfaite incarnation –, qui ne parle que par expressions stéréotypées, clichés et proverbes. En fait, ce n’est pas lui qui parle, c’est la langue en tant qu’inventaire fini de discours figés. Le littéraliste se laisse imposer ses sens par l’énoncé qu’il entend ou lit: il ne comprend pas les métaphores, prend les actes de langage indirects au pied de la lettre. Lui demande-t-on, à table: «Pouvez-vous me passer le sel?», il se contentera de répondre: «Oui, je le peux» et n’agira pas. On est ici proche du «fou», de telles stratégies étant caractéristiques des schizophrènes. Puis vient le linguiste , locuteur fragile en tant que possédé par son «amour de la langue», pour reprendre le terme de J.-C. Milner, qui s’il ne le pousse pas toujours à inventer des langues (l’esperanto est une incarnation du «procédé»), laisse toujours parler la langue au moment où il parle d’elle. Enfin, mariant heureusement la plus grande préoccupation (et parfois la plus intense possession) et la plus haute maîtrise, vient le poète . Du point de vue qui nous occupe, on verra en lui un fou littéraire qui a réussi à rester du bon côté des murs de l’asile.Nous sommes sur le point de retomber dans le mythe du poète-fou. Mais ce qu’il nous faut modifier alors, c’est peut-être notre concept de délire. Il faut dé-psychiatriser le concept, et voir dans le délire non une simple déréliction, un symptôme dramatique, mais un mode de fonctionnement de la langue, correspondant au pôle de la contradiction: «la langue parle». On trouvera une conception non négative du délire dans Logique du sens de G. Deleuze et dans l’Anti-Œdipe de G. Deleuze et F. Guattari. Le premier texte oppose le schizophrène à la petite fille, le langage maîtrisé et pervers des surfaces qui caractérise le nonsense littéraire de Lewis Carroll au cri, issu des profondeurs du corps, que l’on entend dans la poésie d’Artaud. Le second texte, centré sur les flux d’énergie, les machines qui les segmentent, et non sur le système et sur ses règles, permet de penser le délire comme le surgissement du sens, et non comme sa perte. L’accent est donc mis sur la production du sens, et non sur sa réduction par l’interprétation. L’opposition à la psychanalyse, qui donne son titre à cet essai, est justifiée par le fait que celle-ci est une technique d’interprétation, habile à affirmer les réponses universelles avant que les questions spécifiques ne soient posées, «triangulant» ainsi le sujet dans les contraintes du complexe d’Œdipe et lui interdisant de produire son propre sens. De ce point de vue, le texte délirant du fou littéraire est une véritable expression, qui n’a pas été «châtrée» par les règles de la langue ou la structure de la famille. Pour ce courant philosophique, pour lequel la notion principale est celle de désir, les textes des fous littéraires constituent un corpus privilégié.4. Deux récits de casRaymond RousselLe lecteur des Impressions d’Afrique de Raymond Roussel risque d’être surpris. Car l’auteur – étrange conseil pour un romancier – lui recommande de sauter les dix premiers chapitres. Ils sont en effet singuliers: une série de tableaux vivants, dans lesquels des hommes utilisent d’incroyables machines pour accomplir les actions les plus bizarres. Un tireur d’élite parvient à séparer d’un coup de fusil le blanc et le jaune d’un œuf mollet. Une statue d’ilote, faite de baleines de corset, repose sur des rails en mou de veau. Une pie la fait basculer en actionnant de son bec un mécanisme. La suite du roman fournit une explication de ces merveilles. Elle est elle-même merveilleuse: un paquebot échoué sur la côte africaine, un souverain local capricieux qui impose à ses captifs, pour sa distraction, ces tours de force. Mais le lecteur devra attendre un texte posthume: «Comment j’ai écrit certains de mes livres», pour recevoir la véritable explication: ces aventures sont le fruit d’un procédé narratif. Dans sa première version, celui-ci consiste à énoncer deux phrases, aussi proches que possible par le son, aussi éloignées que possible par le sens, bref deux phrases composées de mots à double sens. Entre «les lettres du blanc sur les bandes du vieux pillard» (missives d’un explorateur blanc concernant un souverain noir et ses troupes) et «les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard» (caractères tracés à la craie sur les bandes de feutre qui entourent une table de billard), il n’y a d’autre différence que ce que les linguistes appellent une paire minimale: p/b. Le procédé consiste à écrire un conte commençant par l’une de ces phrases et se terminant par l’autre. Roussel dit que les deux phrases citées sont à l’origine d’Impressions d’Afrique . Mais le procédé a en fait déjà évolué, car le roman ne commence ni ne finit par ces phrases. En réalité, les aventures se multiplient selon une règle de proportion: on prendra deux mots à double sens, et on aura entre eux deux relations: l’une, la plus évidente, sert d’origine et est effacée dans le roman; l’autre, dérivée de la première, est le centre de l’action ou de la machine extraordinaire. Ainsi l’expression «le gras du mollet » (relation d’origine effacée par la suite) donne naissance à cet œuf mollet que le tireur vise avec un fusil de marque Gras . La vue d’une baleine nageant près d’un îlot suggère des baleines de corset qui composent la statue d’un ilote . Si dans une classe un élève mou est raillé par ses camarades, on ne s’étonnera pas de trouver dans le roman un rail en mou de veau. Ce procédé étant sans doute trop accessible, Roussel essaie de le compliquer: «j’ai du bon tabac» devient «jade, tube, onde, aubade», et engendre un récit où ces quatre objets apparaissent. Lorsqu’il fait subir le même sort à l’adresse de son bottier, Roussel se met à parler un langage purement privé: l’excès s’est emparé du procédé, et le texte devient complètement hermétique. On remarquera toutefois que si le procédé met gravement en cause les règles de la narration mimétique, il ne semble pas dérégler le langage: la syntaxe est totalement respectée, et la sémantique n’est pas gravement affectée par la multiplication des calembours. L’excès langagier de Roussel est plutôt du côté du cliché, du déplacement du désir sur le fonctionnement de machines: les deux aspects se rejoignent dans le fait que le texte ressemble davantage au catalogue d’une exposition universelle qu’à un roman. Mais bien sûr, derrière cette application tatillonne des règles de la grammaire et cette multiplication des règles, de surcroît, qui caractérise le procédé, il faut voir un dérèglement du langage communicatif: c’est la langue – les possibilités de sens qu’elle impose au locuteur – qui détermine ici les personnages et les actions; c’est parce qu’elle parle que l’inquiétude et l’incertitude saisissent le lecteur.Louis WolfsonCette inquiétude, Louis Wolfson la ressent au plus haut point. Juif new-yorkais, traité depuis son enfance pour schizophrénie, vivant avec sa mère divorcée, il ne supporte pas d’entendre ou de lire l’anglais, sa langue maternelle, et a inventé un procédé linguistique pour résister à cette agression permanente. Il narre son expérience dans un texte écrit en français, Le Schizo et les langues .Le procédé de Wolfson consiste à traduire immédiatement toute phrase anglaise en une phrase en langue étrangère, composée de mots ayant le même son et le même sens. On voit que la chose est assez facile, si les langues sont parentes, dans le cas de mots ayant la même origine; et qu’elle est pratiquement impossible dans tous les autres cas, sauf à faire preuve d’une extrême ingéniosité. Mais c’est là une qualité que le fou littéraire possède au plus haut point. Ainsi, Wolfson ne peut s’empêcher de lire sur un écriteau: Don’t trip over the wire (Faites attention au fil de fer). Cette phrase est traduite par lui en: «Tu nicht trébucher über eth he zwirn », où «tu nicht », «über » et «zwirn », mots allemands, ont la même origine, et le même sens, que les mots anglais qu’ils remplacent, où «trébucher» allitère (par pur hasard) avec «trip », qu’il traduit effectivement, et «eth he » sont deux mots grammaticaux hébreux qui n’ont pas le même sens que «the ». Mais l’excès de Wolfson n’est pas seulement dans les libertés que son procédé le force à prendre avec le sens: il est dans le fait même de traduire plusieurs langues à la fois – ce qui, pour un traducteur, est le plus grand des scandales. L’excès se lit aussi dans l’évolution du procédé: comme chez Saussure, sa découverte donne lieu à une illumination, et il devient bientôt une technique si puissante qu’il permet de traduire n’importe quelle phrase, mais au prix d’une trahison toujours plus grande, c’est-à-dire d’un relâchement croissant des contraintes. Ainsi, l’adverbe early (tôt) se voit assigner les «traductions» suivantes: «sur-le-champ», «de bonne heure», «matinalement», «dévorer l’espace». La justification du dernier syntagme est qu’il contient, comme early , les phonèmes «r» et «l», dans cet ordre. Mais quelle suite de mots, suffisamment longue, ne les contient pas? Il est clair que, dans ces excès, la langue parle. Elle parle d’abord dans le texte français de Wolfson (et n’est-ce pas une singulière tactique, pour un homme que la langue fait souffrir, que de devenir écrivain?). Car il écrit très bien cette langue, mais ses phrases sont constellées d’anglicismes: on n’échappe pas à sa langue maternelle. Et c’est bien de cela qu’il s’agit: cet anglais qu’il déteste, c’est la langue que parle sa mère, qu’elle veut parler (car, émigrée juive d’Europe de l’Est, elle veut oublier ses origines et s’intégrer linguistiquement) et qu’elle veut le forcer à parler. Wolfson fait donc, dans le langage, et en sens inverse, le voyage que ses parents ont fait dans leur jeunesse: il retourne aux origines. Son rapport avec sa mère est bien sûr profondément ambigu. Le second livre de Wolfson, Ma mère, musicienne, est morte... , est un chant d’amour à sa mère, morte d’un cancer quelques années après la rédaction du premier livre: mais il est lui aussi écrit en français. Enfin, cette langue maternelle est une langue corporelle: les mots pénètrent les corps et les blessent; ils sortent par la bouche et entrent par l’oreille; ils sont l’antidote des aliments dont Wolfson essaie de se passer. Avec Wolfson devient explicite l’intuition centrale des fous littéraires: que la langue est matière, qu’elle vient du corps et agit sur les corps; et qu’elle fait violence au locuteur. Plutôt que dictionnaire ou grammaire, la langue est cri.
Encyclopédie Universelle. 2012.